Aux origines de la société civile (Monde-diplomatique)

CDVR Ahouanan

Par Raffaele Laudani Monde-diplomatique.fr

Renvoyé dans les profondeurs du lexique politique occidental au cours du XXe siècle, le concept de « société civile » refait son apparition dans le débat sur la crise de la démocratie représentative. Son regain de popularité n’est cependant pas sans lien avec un glissement sémantique important de son sens « moderne » originel, qui correspond à la transformation plus générale de la vie politique contemporaine.

L’origine du concept de « société civile » est en fait à rechercher dans la notion aristotélicienne de koinônia politikè (littéralement, la « communauté politique ») et dans ses nombreuses traductions latines (societas civilis, communitas civilis, communicatio, communio et coetus), que l’on doit à Cicéron et à l’aide desquelles le monde antique définissait l’unité politique de la Cité (polis, civitas). La société civile est ici la communauté des citoyens constituée dans le but de « bien vivre » (1), l’organisation institutionnelle des inégalités naturelles présentes dans la société et les droits du chef de famille étant reconnus comme immédiatement politiques ; dans cette approche, société civile et société politique coïncident donc.

Dans son sens moderne, le terme « société civile » désigne au contraire la sphère des intérêts privés des citoyens, qui présuppose la politique et ses institutions (en particulier l’Etat), mais qui ne se confond pas avec elles. Si cette déclinaison de la notion de société civile était déjà présente dans les écrits du philosophe Jean Bodin (2), elle s’est surtout affirmée grâce aux théoriciens du rationalisme politique moderne que sont Thomas Hobbes et John Locke. La société n’est plus envisagée comme naturelle, mais au contraire comme le produit artificiel d’un pacte ou d’un contrat social par lequel les hommes s’associent volontairement pour abandonner leur condition animale d’insécurité et de violence (bellum omnium contra omnes, « la guerre de tous contre tous ») — caractéristique de l’existence humaine dans l’« état de nature » — et par lequel ils se soumettent au pouvoir souverain exprimant et représentant une volonté d’ordre et d’unité du corps politique.

« L’union ainsi réalisée, considère Hobbes, s’appelle civitas ou société civile, et aussi personne civile (3). » Ainsi, sans l’institution d’un souverain qui la constitue et la protège, aucune société civile ne saurait exister. Le revers de cette « civilisation » des relations humaines est la dépolitisation de la société : celle-ci se transforme en un ensemble de citoyens préoccupés de leurs seules affaires privées et ayant pour seul intérêt politique la certitude juridique de pouvoir s’y consacrer, ce dont est garant le souverain. Cela vaut également pour ceux qui, à l’instar de Locke, voient déjà à l’œuvre dans l’« état de nature » des rapports sociaux privés — famille, propriété, utilisation de la monnaie et économie de marché — relevant typiquement de la société civile. Dans ce cas aussi, en effet, pour donner vie à la « société politique ou civile » et rendre effectives ces institutions naturelles et sûres, il faut en passer par un accord entre les individus et la création artificielle de l’Etat (par un pacte ou une convention). L’Etat, en somme, est ce qui permet l’existence de la société civile.

Un contrat inique

A partir du XVIIIe siècle, cette image pacifique va laisser place à des interprétations qui, à partir de points de vue divers, en soulignent la nature conflictuelle. Pour Jean-Jacques Rousseau, par exemple, la société civile est cette condition d’insécurité induite par le développement économique, qui se caractérise par des différences sociales toujours plus marquées, produites et sanctionnées par un contrat inique. « Le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire : “Ceci est à moi”, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile (4). » Celle-ci se constitue donc négativement sur les fondements de la propriété privée, dont la sauvegarde dépend de l’édification des institutions politiques et des lois.

A la même époque, une autre interprétation « moderne » se développe dans le monde anglo-saxon. Pour des auteurs tels que David Hume ou Adam Ferguson, la société civile ne résulte pas d’un contrat entre individus : elle est un produit historique, le résultat nécessaire et naturel de l’organisation économique de la société et de la division du travail qu’elle suppose. Entre cette organisation sociale, à laquelle correspondent de fortes différences dans la répartition de la richesse, et les institutions politiques démocratiques, les rapports sont compliqués : « Dans les petits Etats aussi bien que dans les grands, il est bien difficile que la démocratie se maintienne avec les disparités de condition, et la différente culture des esprits, qui résultent inévitablement de la diversité des fonctions et des professions entre lesquelles les hommes sont partagés sous le règne des arts de commerce. Que conclure de là ? Que c’est faire le procès à cette forme de gouvernement après qu’elle a perdu son mobile et sa base ; et montrer combien il est absurde de prétendre qu’il puisse y avoir égalité de considération et d’influence parmi des hommes qui ont cessé d’être égaux par les talents et le caractère (5). »

Dans une telle perspective, la société civile cesse d’être un espace ordonné et devient le théâtre de l’antagonisme social, la dimension où « chacun est sa propre fin et tout le reste n’est rien (6) ». Cependant, elle est en même temps la source de tout développement et de toute civilité. En effet, sans rapport avec les autres, personne ne peut poursuivre ses buts égoïstes, qui deviennent ainsi la condition préalable du bien-être d’autrui. Cette « insociable sociabilité » peut se constituer soit de façon immédiate grâce à la « main invisible » du marché définie par Adam Smith (7), soit, plus fréquemment, par la médiation de l’Etat, car, « malgré son excès de richesse, la société civile n’est pas assez riche (…) pour payer tribut à l’excès de misère et à la plèbe qu’elle engendre (8) ». L’administration de la justice et la police deviennent ainsi un aspect essentiel du gouvernement de la société civile, en permettant de fixer et de faire respecter les droits des individus, remédiant ainsi à leur nature accidentelle. La « corporation », quant à elle, confère à la société civile — et plus spécialement aux trois groupes formant la classe de l’industrie (les artisans, les commerçants et les manufacturiers) — des obligations de solidarité et d’unité que ses dynamiques économiques, à elles seules, ne peuvent qu’entraver.
C’est de là qu’est parti Karl Marx (et par extension le marxisme) : « L’anatomie de la société civile, écrit-il, doit être cherchée dans l’économie politique (9). » Dans les sociétés humaines, les individus nouent en effet des rapports nécessaires et indépendants de leur volonté (les rapports de production), qui correspondent à un niveau déterminé du développement des « forces productives matérielles », avec lesquelles concordent des « formes déterminées de la conscience sociale » ainsi que des rapports juridiques et politiques déterminés. La société civile — la sphère de la vie économique et sociale où tous les hommes sont inégaux en termes de condition, de profession et d’éducation — ne se recompose donc pas dans l’Etat ; au contraire, c’est elle qui lui donne sa forme. Ce qui veut dire aussi qu’elle devient le théâtre du conflit politique, l’espace où s’affrontent les classes sociales et les visions du monde dont elles sont porteuses.
Des affrontements politiques

C’est justement cette dimension polémique qui semble avoir disparu dans le renouveau récent du concept de société civile. Celle-ci serait redevenue, comme aux débuts de la modernité, un espace lisse, unitaire, qu’aucune contradiction et aucune différence ne traversent, et qui, de ce fait, peut s’opposer à une sphère politique institutionnelle distincte et distante. Cela vaut également pour le concept de « société civile mondiale » que les grands organismes internationaux néolibéraux comme le Fonds monétaire international (FMI) ou la Banque mondiale (BM), mais aussi les mouvements sociaux qui les combattent, se sont aujourd’hui approprié.
Dans les deux cas, la société civile finit par se confondre avec le monde disparate des organisations non gouvernementales (ONG) qui promeuvent de nouvelles formes de participation politique directe « par le bas », rendues à leurs yeux d’autant plus nécessaires par la crise de la démocratie. Dans cette perspective, toutefois, même sous leur forme la plus radicale, ce qu’on appelle les « mouvements de la société civile » finit par se fondre dans la gouvernance globale, par n’être plus qu’une forme spécifique de pression politique qui, à l’instar des lobbys économique et financier, des Etats nationaux, des nouveaux acteurs politiques mondiaux et des agences de notation, contribue à la gestion « démocratique » de nos sociétés.

Raffaele Laudani
Chercheur auprès du département d’histoire, d’anthropologie et de géographie de l’université de Bologne.

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